Le moteur de la voiture de luxe gronde, les têtes se retournent, et Puzzle en a presque honte, habituellement. Mais sa soeur, les yeux bouffis, assise sur le banc passager, l'inquiète plus, pour le coup. Si trouver une place de stationnement peut être difficile, les secondes filent. Ils se séparent, il se sent tout bizarre. Il faut bien qu'il dise quelque chose, ça passerait trop mal. « T'inquiètes pas pour tout ça Casey. » Il n'est pas habile avec les mots, il le sait et elle aussi, mais ça reste tout de même décevant. Toujours assoiffée de réconfort, elle s'éloigne, elle s'en va. C'est difficile de se mettre à sa place, il le sait, lui, qu'il est élevé par ses vrais parents. Les deux.
Ce jour-là, Puzzle s'emmerde en classe. Ce n'est pas non plus comme si c'était rare. Sur une feuille quadrillée, il dessine un renard, avec des bottes, faut pas chercher. Il gribouille, le paysage est presque complet mais ses yeux quittent fréquemment le crayon. Sa voisine se penche par-dessus son bureau, à ce moment ce qu'il voit c'est son décolleté. « C'est trop beau. Tu devrais devenir dessinateur, ou artiste, un truc du genre, j'te jure. » Il aurait sûrement voulu la séduire, cette fille, et se la taper à la fin de l'année, avant les grands adieux. Mais ce qu'elle lui a dit le trouble, et il y pense sérieusement, à dessiner pour le reste de sa vie. Il y pense pendant trois longs jours, et après, il arrête, il est passé à autre chose, parce que la fille s'est trouvé une copine. Oui, une petite amie. C'est qu'il a beau avoir tous les talents, Puzzle, parfois, il manque de chance. Et il voit que ça. Alors qu'il a une des plus grandes chances qui soit : il a de l'argent.


Il entre dans la partie restaurant, délimitée piètrement dans le coin d'un pub. Ils ont mis des chandelles et des petites nappes blanches, pour transformer les murs boisés en chalet romantique plutôt qu'en repaire de bûcherons. L'effet n'est pas trop réussi, et le volume sonore est trop élevé, mais au moins, la fille qui l'attend à table est mignonne. Elle a les lobes d'oreilles longs et décollés, mais ça, il n'y a que Puzzle qui le remarque. Il est dans une passe comme ça, où la première chose qu'il voit chez quelqu'un, c'est le pire défaut de son visage. Sérieusement, les lobes d'oreilles, c'est pas trop contraignant, alors oui, la fille est d'autant plus jolie. Il s'assoit, elle sourit, il se saluent, mais même après avoir commandé, la conversation manque de gaz pour démarrer. Elle pianote des doigts sur son couteau, lui il bouge pas, il est pas du genre stressé Puzzle. Cette fille, il la connaît pas, c'est un de ses amis qui leur a arrangé un rencard, alors il a pas vraiment d'espoir. Ça marche pas, ça marche pas, il va pas se battre. « Alors, Puzzle ... » Elle se racle la gorge parce que sa voix descend, la pauvre, elle doit être très nerveuse. Il prend ça comme un compliment, ça veut qu'il lui plaît, physiquement en tout cas. « Declan me disait que t'aimes les comics. » Aucune technique. Presque aucun cerveau. Il hoche la tête, un peu à contre-coeur, pas convaincu et probablement pas très convainquant. Il se met à regarder dehors, et à se remercier d'avoir pris un verre avant de venir. Il l'aurait déjà envoyée bouler, sinon. Les plats arrivent, il ne regarde toujours pas. « Si t'étais un super-héros, tu serais qui ? » S'il était fait pour s'entendre avec elle, ils auraient ris ensemble de la question, mais là, elle semblait assez désespérée pour être sérieuse. « Wonder woman. » Il la regarde dans les yeux. Elle rigole, s'essuie la bouche déjà très propre, et attaque son repas.
« Alors, qu'est-ce que tu dis de Sandy ? » Declan se penche dans le frigo, se trouve une bière dans le fond. Il y a toujours au moins une bière dans le fond du frigo, chez Puzzle. Il est sur le canapé, il croque dans un nacho. Il hoche la tête. « Super. » Du coin de l'oeil, il voit Declan se retourner, il sait qu'il va sourire et venir lui donner une tape sur l'omoplate. « Au lit. » Changement d'attitude. Declan charge, presque comme un taureau, ça en ferait un peu peur. Il est découragé, pas fâché. « Merde, Puzz, faut que tu te réveilles ! C'est la centième fille que je te présente, elle est géniale Sandy ! » « Si tu sortais pas avec Mary-E, tu l'essaierais ? » Paf. Un point pour Puzzle. L'autre ne répond pas, il sait qu'il est vaincu, alors il se laisse glisser sur le canapé et il boit sa bière. « Faut quand même te rendre compte, Puz, t'as jamais eu de relation qui a duré plus que trois semaines, et t'as plus seize ans en plus. Ça va devenir de pire en pire. » Il bougonne quand même, et s'il était saoul, Puzzle se martyriserait sûrement l'esprit, lui aussi. Puzzle, c'est un antonyme : quand il est sobre, il se fout de tout, et il oublie tout aussi. C'est en buvant qu'il devient humain.


Il marmonne à demi, elle est à l'autre bout de la pièce. Ça fait deux semaines qu'elle habite avec lui, et personne ne saurait dire s'ils s'entendent parfaitement ou si c'est le contraire. On se demande s'ils sont deux pôles sud ou si il y en a un qui est pôle nord, comme les aimants. Le secret, ils sont peu à le savoir. C'est que Puzzle joue le rôle du bipolaire. Drizzle, elle est sud ; lui, il est nord, et l'alcool lui fait traverser l'équateur le soir. « Quoi ? » Il a parlé tellement indistinctement qu'elle est déstabilisée. Il le sait parce qu'elle n'a pas de remarque à lui faire sur le coup. Il hésite, il sait pas du tout pourquoi il a décidé de dire ça, puis il se jette à l'eau, au pire il en grincera des dents. « Puzzle, c'tait un surnom avant que je change. Mes parents m'avaient appelé Poseidon. » Poseidon. Il a toujours détesté le nom, il n'en a pas changé pour rien non plus, mais il n'en a jamais eu honte au point de refuser de le révéler. Mais il est con, elle avait rien demandé, elle va lui rire à la figure, et puis il a qu'à monté le son du comics d'Iron Man qui passe à la télé s'il veut plus l'entendre.

Il ouvre les yeux sur le plafon sombre, il est pas dans son lit ça il le sait. Ça lui prends un moment avant de se rappeler. Et puis, ça revient, avec en prime une bouffée de chaud sur don bras gauche qui brûle du contact d'une autre peau. C'est Drizzle, qui dort, normal, il doit être cinq heures. Il referme les yeux, il comprends pas pourquoi il s'est réveillé, et la petite lumière qui passe par la fenêtre lui agresse les iris. Il retrouve le noir, et des flashes lui viennent. C'était jamais arrivé, avant, Drizzle et lui. Il sait pas ce qu'il y a eu de différent hier. Sa peau douce et chaude, ses doigts qui effleurent, ses yeux qui boivent, leurs dents qui s'entrechoque dans la vitesse. Sa peau, fine, fine, il en sent presque les battements du sang partout sous son corps. Il entrouve les yeux, et les écarquillent doucement. Il soulève le drap pour passer, se décale à droite, sent sa peau, sur son bras, décoller de la sienne presque comme un pansement. En chemin vers la porte, il dévie, encore groggy, et trébuche presque sur une peluche, qu'il lance sur le lit. Il rejoint le sien, et il n'en reparle plus.


Il est saoul, il trébuche, mais il trouve qu'à en rire. Il monte les escaliers accompagné, une inconnue et un copain, saouls, saouls, tous saouls. Il font trop de bruit, un voisin tape dans sa porte pour chialer. Tant pis pour lui. Puzzle mène ses invités à l'appartement, vide, la coloc' est absente. Il font des conneries, il ne les compte plus, il oublie le lendemain, c'est pas important. Il cherche quelque chose à faire, il est saoul mais il s'ennuie. Il ne se souvient plus trop comment, mais il se retrouve sur dareornot.com, ce site dont tout le monde parle. Il connaît déjà le principe, même si normalement ça ne l'intéresse pas. Il s'inscrit, cherche des défis débiles à envoyer à des inconnus, il se gêne pas.
Après, ça continue, toujours après sa dose d'alcool, toujours pendant les seuls moments où ça peut être véritablement drôle. Il n'en relève pas beaucoup, de défis, parce qu'il en reçoit peu. Il envoie des conneries pas possible à des gens au hasard, il espère un peu qu'ils le feront pas, en vrai.
Puis ça devient une arme, c'est utile et précieux même sobre. Le site est entré dans ses relations ; il envoie des défis à Eris. Avec elle, par contre, il se calme, il est même un peu plat, ses défis seraient facilement qualifiés de nuls par les habitués. C'est pas qu'il manque de créativité, ni qu'il ose pas, c'est qu'il juge que c'est suffisant pour chatouiller la fierté d'Eris.
Quand il reçoit des défis, il se laisse jusqu'à minuit pour y penser, histoire d'être bien imbibé. Ça lui arrive quand même d'en refuser, il se fait même dire qu'il est chochotte de temps en temps. Mais il lui suffit d'évacuer l'alcool pour s'en foutre comme de ses premiers souliers.