C'était un mardi soir d'automne venteux et il était tard, vingt-deux heures étaient passées. Consciencieuse, Circée rattrapait les heures de boulot qu'elle avait en retard, ignorant la fatigue qui pointait le bout de son nez. D'ailleurs, elle avait presque fini pour aujourd'hui. Il ne lui restait plus qu'à se rendre au quatrième étage pour déposer des dossiers dans les bureaux de ses supérieurs, ils les verraient le lendemain matin en arrivant. Elle appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur lorsqu'on la rejoignit. C'était Alastrann Beckett, un des avocats du cabinet dans lequel Circée travaillait depuis bientôt un mois. Celui-là même sur lequel elle avait renversé son café lors de sa première journée. Elle rougit à ce souvenir embarrassant et murmura un « Bonsoir » doux et aérien, auquel il répondit par un sourire sincère et angélique. L'ascenseur arriva à leur niveau et ses portes s'ouvrirent avec leur mélodie caractéristique. Tous deux entrèrent à l'intérieur et la secrétaire demanda : « Quel étage ? » « Troisième s'il vous plaît. » La machine se mit en marche et commença son ascension. Au bout de quelques secondes, un bruit sourd retentit et l'ascenseur se stoppa net. La secousse provoquée par cet arrêt brutal projeta Circée contre les portes. Alastrann, plus solide sur ses pieds que sa collègue perchée sur talons hauts, n'avait pas bougé. « Vous ne vous êtes pas fait mal ? » « Non ça va, merci. Et vous ? » « Je vais bien. J'appelle de l'aide. ». Malheureusement, il n'y eut aucune réponse lorsqu'Alastrann appuya sur le bouton d'appel d'urgence. Il eut beau recommencer dix fois, il n'y avait toujours rien, pas même le moindre petit grésillement. Et évidemment, leurs téléphones portables respectifs ne captaient aucun réseau. Nos deux infortunés semblaient donc coincés là pour un bon bout de temps. Circée déglutit difficilement à ce constat. « Nous sommes très probablement les deux dernières personnes dans l'immeuble. On ne nous retrouvera pas avant demain matin. » « En effet, c'est une possibilité. » « Vous croyez qu'on va manquer d'oxygène ? » Cette question ingénue fit éclater de rire l'avocat. Cependant, il se ressaisit vite en lisant l'angoisse réelle sur le visage de Circée. De toute évidence, elle semblait proche de céder à la panique totale. Il la tenta de la rassurer du mieux qu'il put, avec des paroles réconfortantes. Puis il entama une stratégie de détournement de l'attention en lui demandant de lui parler d'elle et de son histoire. D'ordinaire, Circée n'était pas le genre de personne qui aimait raconter sa vie, surtout à des inconnus, mais elle se livra cette fois-là avec facilité, ravie d'avoir une opportunité de faire passer le temps sans penser à la situation critique dans laquelle elle se trouvait. Elle lui raconta tout, dans les moindres détails : de son enfance en France avec sa mère à son embauche récente au cabinet, en passant par ses vacances à Chicago pour voir son père, le décès prématuré de sa mère d'un cancer du sein et son installation définitive au pays de l'oncle Sam, rien ne fut épargné à l'avocat, qui écouta avec beaucoup d'attention et un intérêt sincère. Puis les rôles furent inversés, ce fut au tour d'Alastrann de partager son histoire. Il lui parla de sa femme qu'il avait rencontrée au lycée, de sa petite fille qu'il chérissait plus que tout, des quelques mois qu'il passa à Paris pour ses études, de ses origines irlandaises qu'il clamait haut et fort... et de mille et une autres choses qui leur permirent de rester éveillés jusqu'au petit matin où ils s'endormirent épuisés, la tête de Circée reposant sur l'épaule de son collègue et désormais ami. Ils furent secourus peu après l'arrivée des premiers employés et leur mésaventure reste encore aujourd'hui comme l'une des meilleures choses qui leur soient jamais arrivées. Depuis ce jour-là néanmoins, tous deux évitent scrupuleusement de se retrouver seuls dans le même ascenseur. « Au cas où. »

* * *

Assise à la table de sa toute nouvelle cuisine, elle gardait la tête baissée. Une goutte d'eau salée perla à ses yeux, descendit le long de sa joue et finit sa course sur le papier devant elle, une demande de divorce. Elle ferma les yeux et tenta de se remémorer comment tout avait pu partir en vrille.

Elle avait 34 ans et elle était amoureuse de son meilleur ami, depuis plus de 6 ans maintenant. Malheureusement, ce n'était pas réciproque. Pire, ce meilleur ami ne s'en était même jamais douté. Elle avait bien eu un regain d'espoir lorsque celui-ci avait enfin divorcé, après des mois à entendre ses confidences sur un mariage qui ne l'intéressait plus. Et pourtant, rien n'avait changé entre eux. C'est pourquoi elle décida de faire le bonheur d'un autre homme, agenouillé devant elle et suspendu à ses lèvres : « Oui Michael, je veux t'épouser. » Cela faisait un peu plus d'un an qu'ils se connaissaient et bientôt 7 mois qu'ils avaient emménagé ensemble. La rousse avait mis du temps à se laisser apprivoiser, mais Michael, plutôt du genre persévérant, avait réussi à gagner sa confiance et son coeur. Pas en totalité certes, mais suffisamment pour relarguer son concurrent dans un petit coin oublié. Et puis Circée était heureuse avec lui, il la faisait rire comme personne et la réconfortait dans les moments de blues. Elle pouvait enfin passer à autre chose car désormais, quand elle allait se coucher le soir, il y avait quelqu'un qui l'attendait dans son lit.

Jamais elle n'avait été plus belle que le jour de son mariage. Ce jour de fête sonnait comme le début d'une nouvelle vie aux yeux des deux cents personnes réunies à cette occasion, pourtant pour Circée, c'était la fin de quelque chose auquel elle s'était accrochée jusqu'au bout : l'espoir. En arrivant devant l'autel, elle échangea un regard avec celui qui était son collègue, son meilleur ami, son témoin et son amour à sens unique. Dans ses yeux, elle ne lut que de la joie et de l'amitié. Elle savait qu'il en était ainsi, qu'elle n'aurait jamais rien de plus. Alors sans hésiter, elle répondit : « Je le veux. »

Deux années étaient passées depuis que Circée et Michael s'étaient unis, mais il n'avait pas fallu plus de deux jours pour que la première dispute éclate. Le motif ? Michael venait de découvrir que sa toute nouvelle femme avait choisi de conserver son nom de jeune fille. Et évidemment, cette dernière avait "oublié" de le lui dire. Cette dispute, ils ne le savaient pas encore à ce moment-là, n'était que la première d'une longue série. Car très vite, les petits défauts de chacun et les tracas de la vie quotidienne créèrent des tensions au sein de leur foyer. Ces tensions, qui n'étaient que brièvement ou rarement apaisées, évoluèrent donc avec le temps en disputes, de plus en plus fréquentes. Circée s'épanchait peu sur ce sujet, elle n'en parlait à personne et encore moins à Alastrann, ne lui confiant que quelques bribes d'informations par-ci par-là. Elle ne voulait pas qu'il sache à quel point les choses dérapaient dans son couple. Mais l'avocat n'était pas dupe et son amie était bien mauvaise pour cacher son ressenti et ses sentiments, exceptés ceux qu'elle avait pour lui bien entendu. Les conflits ne cessèrent de s'intensifier, jusqu'au jour où Michael, excédé après une énième confrontation, posa les papiers de demande de divorce sous le nez de Circée. Le choc fut rude et elle mit un certain temps à comprendre la situation. Elle attendit qu'il revienne de son voyage d'affaires pour essayer d'en discuter calmement. Peine perdue, ils n'arrivaient à rien. Alors elle fit sa valise, monta en voiture et se mit à rouler. Sans même s'en rendre compte, elle se retrouva devant la porte de son meilleur ami. Il recueillit chez lui une Circée désemparée, en larmes, et fut une oreille attentive lorsqu'elle vida son sac. Comme toujours, il était là lorsqu'elle avait le plus besoin de lui.

Elle était de nouveau seule. Et elle avait tout perdu. Son job, un boulot qu'elle appréciait et pour lequel elle avait consacré 10 années de sa vie. Alors, oui c'est elle qui avait démissionné et oui, elle en avait trouvé un autre mieux payé en moins d'une semaine, mais elle ne savait même pas pourquoi elle était partie. En réalité, au fond de son coeur, elle savait que c'était à cause de ce qui était arrivé entre elle et Alastrann. « Arrête, ton divorce c’est la meilleure chose qui te sois arrivée depuis longtemps. » Cette phrase résonnait encore à ses oreilles. Qu'avait-il voulu dire par-là ? Et surtout, pourquoi l'avait-il embrassée ? Était-ce de la compassion ? De la pitié ? Elle n'avait pas su comment réagir. Et son instinct n'avait pas eu de meilleure réaction que de le gifler. Elle ne l'avait plus revu depuis. Sa démission posée le lendemain matin à la première heure, elle s'était dépêchée d'emballer les affaires de son bureau avant qu'il n'arrive travailler. Et Alastrann s'était bien gardé de l'appeler au téléphone. Installée à l'hôtel pendant quelques jours, elle avait tenté de recoller les morceaux avec son mari, en vain, il ne voulait plus rien entendre. Circée avait le coeur lourd d'avoir perdu son job, son foyer, son meilleur ami. Elle signa les papiers.