“Le 7 mai 2002, Karachi. 14h30”

Une journée banale dans l'un des petits bleds constituant l'immense ville dans laquelle vit Shani depuis toujours. Une journée de cours, assis à une table bancale, à écouter le professeur leur enseigner quelque chose. Du moins, essayer. Oui, parce que dans ce bâtiment délabré, les bagarres étaient clairement plus présentes que l'attention des élèves. Le jeune métis désirait apprendre, vraiment. Après tout, il était là pour ça, enfin, en partie. Il cherchait à échapper à la violence de son quotidien en venant ici mais apparemment, le monde auquel il appartenait était rempli de haine et de sang. Il savait que dans quelques minutes, il serait contraint de rentrer chez lui. Il tentait de se concentrer sur les dernières minutes du cours de math, malgré la conversation animée de deux de ses camarades dans le fond de la classe. Shani avait toujours été un enfant sage, sans jamais aucun débordement. Il était poli, discret et avait toujours le sourire aux lèvres. Il allait sur ses huit ans et avait toujours tout fait pour se tenir à l'écart de la violence. Pourtant, c'était malheureusement son monde et il ne pouvait y échapper.

Sa mère avait accouché précipitamment et c'est son époux qui l'avait aidée à accoucher. Il n'avait évidemment aucune expérience et les conditions dans lesquelles le jeune métis avait vu le jour étaient évidemment dangereuses pour un nouveau-né. L'endroit était insalubre et les instruments utilisés auraient pu causer une infection quelconque chez le bébé mais heureusement, l'enfant n'eut aucun problème de ce jour. Non, ses préoccupations furent autres. Les années passaient

et bien que tout petit, il observait déjà ses parents. L'image de l'amour qu'il s'y faisait était tout à fait influencée. Shani avait quatre ans quand il vit son père battre sa mère en hurlant, pour la première fois. Il était impuissant et en premier lieu, il se surprit même à croire que n'importe quel couple fonctionnait comme ça. Il comprit vite que quelque chose ne tournait pas rond entre ses parents. Rapidement, battre sa femme ne suffisait clairement plus à Mr Hashmi et il décida de voir d'autres femmes. La mère de Shani savait, une femme le sent toujours et c'est en voyant pleurer sa mère des dizaines de fois par semaine qu'il sut que ses parents n'étaient pas heureux. Alors qu'il avait six ans, un soir, il ne vit pas son père rentrer de l'usine où il travaillait. Le trajet était long du coeur de la ville jusqu'à leur petit village mais les jours passèrent et Shani ne revit plus son père. Il était parti, comme ça, sans prévenir personne. De là naquit la pire des relations mère/fils qu'on put imaginer. Le jeune garçon restait pour soutenir sa mère parce qu'il l'aimait et elle, elle... Elle le haissait, au plus profond de son âme. « Si ton père est parti, c'est ta faute. Il ne m'aimait plus parce que je ne suis plus la même depuis mon accouchement. On était plus heureux sans toi. » Elle sombra doucement dans l'alcool et le tout jeune homme qu'il était dû assumer ses responsabilités, endurant toutes les tentatives de sa mère pour le briser.
Et aujourd'hui, alors qu'il rentrait d'une journée d'école banale, il retrouva sa mère allongée par terre, une bouteille à la main, euphorique. Une habitude. Son quotidien.




« HEY HASHMI, VIENS ICI. T'ES UN HOMME MAINTENANT, IL EST TEMPS QU'ON T'ENSEIGNE LA VIE. » Shani était épuisé, il avait été levé bien trop tôt par sa bande d'amis. Néanmoins, ils avaient raison, aujourd'hui, il avait quatorze ans. Concrètement, ça ne changeait rien pour lui, il ne se sentait pas plus mûr, ni plus puissant mais le passage par lequel il s'apprêtait à passer était obligatoire pour tous les garçons du village qui atteignaient l'âge fatidique des quatorze ans. L'âge où chaque garçon peut choisir de travailler ou de continuer l'école, bien que la deuxième option soit perçue comme vaine d'après tout le monde. Il était encore en short de nuit quand ils vinrent le

chercher. Le baptême. Cette cérémonie secrète. Ce passage entre l'enfance et la vie adulte. Le métis l'avait attendu comme le Saint-Graal, sans doute imaginait-il là une nouvelle chance, un nouveau départ que lui offrait la vie. Mais rien ne se passa comme il l'avait imaginé. Ils marchaient dans les rues depuis longtemps à la recherche d'on-ne-sait-quoi.

Shani avait les yeux bandés et était guidé par deux des garçons présents, il était nerveux et se faisait mille et un scénarios différents dans sa tête. Enfin, ils finirent par s'arrêter et le garçon fronça les sourcils lorsqu'il les entendit rire. « Quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Jawaad, pourquoi vous riez tous ? » « Ta gueule, Hashmi, on t'a gardé la surprise au chaud, profites-en bien. » Avant que ses yeux ne puissent s'habituer à l'obscurité de la rue, il entendit des sanglots étouffés. Du bout des doigts, il effleura la peau lisse d'une jeune fille. Elle eut un mouvement de recul violent et dans l'esprit du jeune Shani, tout s'éclaircit. Le baptême, le passage à la vie adulte, l'opération en pleine nuit. Ses amis s'attendaient à ce qu'il devienne réellement un homme et ce, en couchant avec cette pakistanaise, consentante ou non. Il eut rapidement envie de vomir et la tête lui tourna. Il était totalement incapable de violence alors, lever la main sur une personne sans défense ? Il n'en était pas question. Les rires cessèrent. Malgré le peu de clarté, Shani sentit tous les yeux posés sur lui, tout le monde attendait un geste de sa part mais lui, il ne bougeait pas. « Qu'est-ce que tu attends, couille molle ? Saute-la. Fais-la taire d'une manière ou d'une autre. » Un silence des plus totales s'empara de la ruelle dans laquelle ils étaient. Pour la première fois, Hashmi vit le visage apeuré de sa victime. Elle était nue devant lui et impuissante. Il ne pouvait pas. Il ne pouvait tout simplement pas. Tant pis pour la réputation, tant pis pour son avenir. Ces dernières années, il avait déjà bien trop fait de conneries. Il avait volé, braqué des petits commerces. Il avait craché sur les passants, il avait tué une nombre incalculable d'animaux. Il s'était même mis à boire pour s'amuser, il s'était plusieurs fois délecté du goût des cigarettes et, une fois, rien qu'une fois, il avait même tenté la seringue. Il n'avait jamais retenté l'expérience, de peur de se choper quelque chose et d'en mourir. Il avait fait toutes ces petites choses pour tenter d'entrer dans la bande, de plaire, de se faire des amis et de ne plus être seul. Ce n'était pas lui mais il était prêt à jouer quelqu'un d'autres pour sortir de sa solitude. Mais violer quelqu'un ? Non. Il perdrait tout son amour propre et souillerait celui de quelqu'un d'autres. « Je ne la toucherai pas, les gars. » « T'es vraiment une tapette, Hashmi. » Alors que Shani avait fait signe à la jeune fille de s'en aller, celle-ci se fut rapidement rattrapée par le reste de la bande. Le métis entendit ses appels à l'aide, ses hurlements mais il resta pétrifié sur place sans rien faire. Il se mit à pleurer, en silence. Il ne savait pas quoi faire alors il tourna tout simplement les talons, laissant cette fille à son pauvre sort. A cet instant, il se jura de sortir de là. Il n'était pas fier de lui. Tout ce qu'il voulait, c'était oublié.

“Le 24 décembre 2009, Karachi. 09h54”

La veille de Noël. Shani ne savait pas ce qu'une vraie fête familiale signifiait. Il ne savait pas les valeurs que cela instaurait, ni même la chaleur que cela instaurait dans les coeurs. Shani venait juste d'avoir seize ans et il poursuivait ses études, tranquillement, dans son coin. Seules quelques personnes avaient choisi de continuer et certaines d'entre elles étaient là contre leur gré, à défaut d'avoir trouvé un travail. Il s'appliquait du mieux qu'il pouvait, il savait que au plus son niveau était bon, au mieux il s'en sortirait dans la vie extérieure, au plus il avait de chance de sortir de là. Son rêve était l'Europe, ou plus particulièrement, Paris, mais il laissa cette idée rapidement de côté. Il se dit que l'Amérique était plus accessible et surtout, ses points en anglais étaient plus élevés que ceux de français. Leur professeur d'expression leur avait promis une surprise et tous les élèves intéressés jacassaient sur les différentes possibilités. Le jeune métis, lui, restait dans son coin, attendant patiemment d'avoir la réponse que tout le monde attendait quand soudain, la porte s'ouvrit non seulement sur leur titulaire mais aussi, sur une personne inconnue. Une jolie blonde, peut-être un peu plus âgée qu'eux, la peau très pâle, les joues rosies. Shani fut intrigué. Pas seulement par elle, mais aussi, par ce qu'elle trimbalait avec. Un chevalet. Un bloc. Un crayon derrière l'oreille.

« En cette veillée de Noël, je me suis dit qu'on pourrait peut-être mettre les devoirs de côté et qu'on pourrait vous faire partager l'amour de l'art. Je vous présente Marie-Jeanne, elle vient de France et elle étudie dans une école d'art plastique. »

Les premiers coups de crayon lancés, Shani ne put détacher ses yeux du bloc posé contre le chevalet. Les traits fins, les mouvements souples de la jeune fille, il trouva incroyable la façon dont un univers puisse prendre forme de l'imagination et de coups de poignet d'une seule personne. Quelques minutes plus tard, un appareil photo fut dessiné sur la feuille. Un engin paraissant si réel que Shani crut même pouvoir le toucher. Marie-Jeanne observa son dessin satisfaite et se tourna vers la classe, la peur au ventre de n'avoir pas plu. Là, elle vit le regard émerveillé du jeune métis, ses yeux pétillants d'admiration. C'est comme s'il goûtait à l'oeuvre, comme s'il en inspectait les moindres détails. « Quelle merveille. » Le jeune homme s'était prononcé dans un anglais maladroit et imprécis mais M-J le comprit. Elle sourit de toutes ses dents et se mit à rire. Elle le remercia et lui proposa de lui montrer quelques techniques, ce que ce dernier accepta immédiatement. Ils passèrent leur journée du réveillon ensemble, sans communiquer, seulement en s'exprimant sur leurs nombreuses feuilles éparpillées partout dans le local. « Shani, tu as du talent. Tellement. Tu as ça dans le sang, tu ne peux pas passer à côté. Regarde-moi ça. C'est la première fois que tu t'essaies au dessin et ta précision est parfaite. J'ai mis des années à parfaire tout ça et chez toi, c'est inné. » Le jeune homme scruta la feuille sur laquelle il était entrain de dessiner. Il était parti de quelques fins traits pour finalement retomber sur la forme d'un bâtiment en ruines. Son esprit l'avait commandé, il lui était incapable de penser. Il se contenta de sourire à la jeune femme à ses côtés.
« Shani Hashmi, je vais tout faire pour que ton talent ne soit pas inconnu. »




Un an que Shani s'était enfui du Pakistan. Il y avait laissé sa mère qui avait fini par le renier totalement, ne le laissant même plus entrer dans sa propre maison. Il avait dû errer dans les rues, se trouvant un abri différent pour chaque nuit. Tout ça faisait parti de son passé. Il tentait de se pardonner à lui-même pour toutes les erreurs qu'il avait pu commettre. S'il a décidé de venir à Miami, c'est uniquement dans cet optique : commencer un nouveau départ et faire ce qu'il aime. Marie-Jeanne avait tenu sa promesse, elle lui avait dit qu'elle ne laisserait pas son talent inconnu. Elle était retournée en France peu de temps après sa venue au Pakistan et avait emmené avec elle les dessins de Shani. Certains d'entre eux s'étaient vendus à des centaines d'euros et tout ça parut totalement absurde était donné qu'il ne s'agissait que de dessins d'un inconnu. Mais Shani ne connaissait rien au monde féru des artistes, des amateurs ou des dénicheurs de nouveaux talents. Avec tout l'argent amassé grâce à ses dessins, Shani vit son rêve se réaliser sous ses yeux. L'opportunité de quitter le Pakistan. Il opta pour Miama sur un coup de tête, simplement parce que le nom lui semblait 'joli', drôle de coïncidence non ? Il fut bien agréablement surpris lorsqu'il vit le cadre dans lequel il s'apprêtait à vivre. Il se crut d'abord dans un rêve. Tout lui semblait trop bon pour être vrai. Aujourd'hui, cela faisait un an que Shani était installé à Miami et qu'il s'était promis de profiter de sa nouvelle vie. Un an et pourtant, il était toujours complètement seul. De temps à autres, il recevait des nouvelles de MJ avec qui il avait créé un certain lien. Il continuait le dessin parce que c'était devenu sa vie, tout simplement. C'était devenu son héroïne. Il en envoyait certain à son amie, afin que l'argent continue à rentrer. Souvent, ses dessins étaient vendus lors d'oeuvres caritatives. Il se souvient d'un dessin qui s'est vendu un milliers d'euros, en Europe. C'était le croquis d'un jeune homme, accroché à son skate board, arborant une coupe de cheveux bien étrange.

Il avait su capter l'attention du jeune dessinateur et ce dernier, lui, était parvenu à comprendre toute la complexité du personnage et à l'exprimer en dessin. Il se souvient être retourné là où il avait commencé son dessin : au parc. Il y était retourné plusieurs fois, affinant ses traits, corrigeant quelques erreurs. Il avait finalement pris goût à l'endroit et supposa que son inspiration s'y trouvait. Sa muse s'y trouvait. Après tout, il ne connaissait pas ce jeune homme. Peut-être ne saurait-il d'ailleurs jamais qu'il fut dessiné des dizaines de fois et vendu à des centaines d'euros en Europe. Lorsqu'il ne dessine pas, Shani joue.

Oui, il joue du piano. Il a appris de lui-même par plusieurs tutorats trouvés sur Internet. Soyez-en sûrs, Shani Amir Hashmi a de véritables doigts de fée, il joue à merveille. Le piano est son autre passion, il s'exprime à travers la musique. A défaut d'avoir une vie sociale, il s'enrichit en culture musicale et prend un plaisir malin à se lancer des défis. C'est d'ailleurs ainsi que Shani tomba sur "Dare or not dare". Il surfait sur un site de rencontres pour jeunes, discutant des différentes symphonies lorsqu'il capta une discussion entre plusieurs personnes qui parlaient de ce mystérieux site à la mode. Non, Shani ne savait pas dans quoi il s'embarquait mais il avait besoin de nouveautés et surtout, il avait besoin de contact. Alors, il appuya sur "S'inscrire".