merry christmas † vingt-cinq décembre 1991
Non pas un seul cadeau de Noël. Mais deux. Il faut dire que si la nouvelle chambre de « l'heureux évènement » était prête, il allait falloir rajouter un lit. Eh bien oui, des jumeaux. Ça se fête tout de même, non ? L'aîné – âgé d'un an tout au plus à peine – observe les deux nouvelles têtes qu'il verra désormais tous les jours avec des yeux ronds comme des billes.
« Bon, alors, leurs noms ? »
La mère relève ses yeux clairs comme l'océan.
« Elle, se serait Madeleine. Madeleine Drizzle, et lui Louis. »
Adjugé, vendu. Ils avaient l'air heureux. Juste l'air.

search and destroy † automne 1995
« Il est où Papa ? Aucune réponse. Jamais aucune réponse. Ça fait des semaines que ton père n'est pas rentré, mais dès que tu poses cette question, les yeux de ta mère s'emplissent de larmes tremblantes. Finalement, c'est Andy, ton frère aîné – enfin, une seule petite bougie de plus – qui laissera passer un « pourquoi tu leur dis pas à eux qu'il est parti ? » et ça tombe comme une bombe. Explosion. Tu le voyais invincible. C'était un peu ton héros mais ton regard de petite fille ne voyait pas les failles de son costume bien trop grand pour la personne exécrable qu'il était en fait. Dès ce jour-là, tu te juras de lui vouer une haine éternelle, de lui en vouloir pour laisser votre mère ainsi dans la misère, perdue, effondrée. Oh oui, t'allais lui faire payer. Mais t'imaginais pas encore comme c'est la vie qui allait te le faire payer à toi, oui. Mais pour le moment, rien ne t'empêchais de vivre. De profiter de ton enfance. Louis, ton jumeau, c'était comme ton double. Des siamois, une relation fusionnelle, même si tu en avais une toute aussi fraternelle avec votre autre frère, Andy. Mais des jumeaux, y a ce petit truc en plus qu'on n'explique pas. Ce petit truc qui vous laisse penser que c'est presque la moitié de votre âme et que si on vient à le briser un jour, vous errerez comme le plus déchu des archanges.

come break me now, bury me, bury me † vingt-six décembre 2004
Le paternel s'est manifesté. Pour vos treize ans, il a décidé de vous emmener en voyage. T'as rechigné, t'avais pas envie de le voir, d'y aller, mais Louis t'a convaincu ; la Thaïlande, c'est pas tous les jours quand même quand on habite Chicago hein ! Andy a refusé de venir. Ta mère n'a rien dit. En fait, ça fait longtemps déjà que vous vous débrouillez un peu seuls concernant les décisions. Le départ de votre géniteur planait encore dans les prunelles vides de votre mère comme un fantôme errant dans les ruelles macabres d'un cimetière.
Puis au final, t'es pas si malheureuse d'avoir accepté. Enfin, pas encore. T'es dans la piscine de l'hôtel lorsque le drame arrive. Les premiers cris. Le courant d'air géant qui balaie les oiseaux, ces derniers s'envolant dans le ciel à longs cris perçants. Et puis la vague. Insurmontable, invincible, meurtrière. Votre meurtrière. Tu restes figée. La première chose que tu vois, c'est ton père courir se mettre à l'abri, accrochant un arbre plus loin qui lui sauvera la vie, à ce salaud fini. La dernière chose que ton cerveau enregistre, c'est Louis, se mettant devant toi comme pour faire rempart de son maigre corps enfantin face à la vague immense. Nul besoin de courir, d'essayer de fuir. Pas même le temps d'y penser qu'elle est déjà là, à tes pieds.

crash crash burn, let it all burn † perdue dans les failles du temps
Le hurlement qui s'échappe de ta gorge est presque animal. Il n'a pas le droit. Pas le droit de te laisser. C'est impossible. Ton coeur saigne, ta mémoire suinte, t'en veux à la Terre entière. À ton connard de père qui a préféré se planquer plutôt que de vous aider, à ton autre frère de ne pas avoir été là, à cette eau imbibée de boue et de sang qui t'étouffait, à toi-même pour ne pas avoir été prise à sa place. Louis. Parti. Envolé. Tes chimères hantent tes cauchemars, et dans tes nuits les plus mouvementées, il te vient parfois son visage au milieu des flots, pauvres enfants ballottés selon la vague comme de vulgaires poupées de chiffons.
Mort. Il est mort. « Il faut l'accepter, maintenant. » Ils ne comprennent rien, personne ne peut comprendre. Ni cet idiot de psy, ni même ta mère, ni les autres, car personne n'était là et que ce jumeau, c'était le tien. Tes poignets sont à vif, on t'a confisqué tout objet tranchant car ça arrive de plus en plus souvent maintenant. Ta mère préfère te laisser te calmer, trop affaiblie moralement pour s'occuper du véritable démon que tu deviens dans ces moments-là. Y en a qu'un qui est capable de te calmer. Justement, Andy entre dans ta chambre. Tu le foudroies du regard – cette douleur t'appartient et malgré-toi, tu l'entretiens – mais pourtant, lorsqu'il t'entoure de ses bras, tu sombres dans son étreinte, secouée de sanglots douloureux et houleux. Houleux comme ce tsunami, au lendemain de votre anniversaire, et dont tu avais encore le goût salé et amer dans la bouche. Il pourrait te filer tes comprimés – le psy dit que c'est efficace, qu'il les donne aux bipolaires normalement. Mais il est bien plus efficace que n'importe lequel de ces médocs. Parce qu'il est désormais le seul qu'il te reste.

dessine-moi un mouton † hiver 2006
Tu tires sur ta clope – déjà une bonne année que t'as commencé cette drogue. « Allez.. laisse-moi venir. » Il va refuser, tu le sais, comme toujours depuis deux ans déjà. « Sûrement pas. » Tiens donc, étonnant. Il s'apprête à sortir, mais tu barres le chemin d'Andy devant la porte. Il fait une tête de plus que toi mais il te sait parfois agressive et soupire. « J'veux juste me rendre utile. C'est bon, j'suis plus une gamine maintenant, j'ai seize ans, merde ! » Il soupire de nouveau. Utile. Tout ce que tu veux être. Le départ de votre père, le départ de Louis, tout ça... et tu t'es transformée en véritable garce. Y a que lui qui te connais vraiment, que lui qui sait que tout ça n'est qu'un mensonge destiné à éloigner les autres, à ne pas les laisser s'attacher à toi. Et ce soir pour la première fois, tu sens que tu as gagné. Tu sais que ton frère, depuis longtemps déjà, vole. Il pille. Il ne s'est jamais fait prendre, et tu sais que ta discrétion et ta ruse feront de toi quelqu'un de doué, comme si c'était dans vos gênes. Il accepte. Et c'est parti pour ton premier cours de vol qui entraînera au fil des semaines une addiction proche de la maladie psychiatrique.

lights will guide you home † quelque part dans les années qui suivent
« Puzzle ? C'est quoi ce nom de tapette ? » Tu le ménages pas, mais faut bien tester avant. « Je suppose qu'il est aussi déluré que le tien, Drizzle. Il accentue sur ton nom et tes lèvres s'ouvrent en un sourire presque carnassier. « J'viens pour ton annonce de coloc' là. Même si je te déteste déjà. » Tu vois ses lèvres s'étirer à leur tour. « Alors on est deux et on va bien s'entendre. »
(...)
« Tu d'vrais boire plus souvent. T'es vachement plus marrant. On va danser au bord de la mer ? » Tu le regardes, les yeux légèrement embués à cause de la dose d'alcool que t'as dans le sang. Il te suit, vous chahutez, et couverts de sable tu le charries, tu le cherches, tu glisses tes lèvres sur la peau fine de son cou. Tu rejettes ta tête en arrière, lances un rire moqueur destiné peut-être à la lune. « Promis je dirais rien, tout ça restera notre petit secret. On rentre ? » Petit secret deviendra grand au fil du temps, souvent dans les mêmes conditions, mêmes si vous aviez l'air de deux schizophrènes, oscillants entre jour et nuit comme la lune et le soleil.