Sept ans auparavant,
« Mademoiselle Blackwell, vous venez voir votre père ? » « Oui. » « Parloir 7. » Le gardien de la prison de New-York lui tendit sa carte d'identité avant de la faire passer sous le détecteur de métaux pour qu'elle puisse rejoindre les parloirs. Elle s'assit calmement, entourée des autres proches des détenus qui ne tarderaient pas à arriver. La jeune femme venait pour la première fois depuis longtemps et son cœur battait la chamade. Deux ans sans voir son père et la voilà, prête à lui faire face. Elle le vit entrer en même temps que les autres prisonniers, vêtu de ce orange si connu et si réputé. Elle le regarda s'asseoir, il ne semblait pas surpris de la voir, peut-être lui avait-on dit qu'elle venait. Elle décrocha le téléphone placé à sa gauche et attendit que son père fasse la même chose. Il prit tout son temps, la laissant dans l'insupportable attente de pouvoir lui parler. « Lya. Cela fait longtemps. » Le ton sec, froid et distant de son paternel ne l'impressionna pas et elle se redressa légèrement. Son père l'appelait Lya, sa mère Skye, parce qu'ils avaient pris l'habitude de le faire. Elle hocha la tête très brièvement avant de prendre la parole, la voix inégale. « J'avais besoin de temps. » Dit-elle simplement, pourtant honteuse de ne pas être venue le voir avant. Elle baissa légèrement les yeux avant d'ajouter. « Maman m'a dit ce que tu avais fait. » Elle savait ce qu'il avait fait et elle osa redresser la tête lorsqu'elle comprit qu'il ne lui répondrait pas tant qu'elle ne le ferait pas. L'air désolé de son père atteignit son cœur de plein fouet et elle ressentit une pointe de douleur, sa gorge se serra. « Je l'ai fait pour que vous ayez tout ce que vous vouliez, je ne regrette rien et je paye pour ça aujourd'hui. » Il ne regrettait pas d'avoir acheté, revendu et dealé de la drogue pendant deux ans, il ne regrettait pas les fonds que cela lui avait rapporté, en plus de son entreprise qui marchait sereinement depuis quelques années déjà. Il avait avancé le problème économique mais elle n'y comprenait rien, elle était encore trop jeune pour se soucier de tout cela. « Lya, je sors dans un an, je serais là pour vous, je serais là et on pourra être une famille à nouveau. » Dans un an, son père aurait purgé sa peine de dix ans pour trafic de drogues. Il était là depuis qu'elle avait huit ans, elle avait grandi son père et sa mère lui avait expliqué ce qu'il avait fait que très récemment, pour qu'elle soit en âge de comprendre. Elle avait refusé tout contact avec lui, elle ne voulait pas d'un père qui avait aidé des jeunes à se droguer, à se faire du mal, elle n'arrivait pas à lui pardonner d'avoir laissé sa fille sans père pendant dix ans, elle ne parvenait pas à oublier et même maintenant, elle avait du mal à le regarder sans avoir honte de ce qu'il était. « Je me languis que tu sortes. » Finit-elle par avouer dans un murmure et avec un sourire aux lèvres. Former une famille à nouveau avec son père, elle en rêvait, elle qui avait toujours été proche de lui, d'aussi longtemps qu'elle se souvienne. Elle l'aimait, elle l'aimait vraiment mais il avait fait du mal à beaucoup de personnes, le monde de la drogue était sans pitié, elle ne comprenait pas comment il avait pu se laisser aller là-dedans. Avant d'aller en prison, il avait été forcé de passer par la cure de désintoxication, parce qu'en plus de la vendre, il en consommait régulièrement. Mais tout allait changer, leur vie allait changer et reprendre comme lorsqu'elle était petite. Une famille à nouveau, c'était tout ce qu'elle souhaitait qu'ils soient. Et avec un dernier sourire, et la promesse d'être là dans un an, elle sortit de la prison, le cœur plus léger.

sept ans auparavant, quelques mois plus tard,
« Tu peux arrêter ça s'il te plaît ? » Lya-Skye tourna vivement la tête vers son petit-ami, interloquée. Ils venaient de rentrer dans la chambre du jeune homme chez ses parents et elle ne comprenait pas ce qu'il sous-entendait. « Pardon ? » L'air agacé de Owen lui fit davantage froncer les sourcils alors qu'il se dégageait de sa veste pour la jeter par terre. « Tylian, tu peux arrêter de le regarder comme si tu rêvais de lui chaque nuit ? » L'air manqua à Lya l'espace d'un instant. Jamais encore ils ne s'étaient disputés, encore moins au sujet du jumeau de Owen et elle avait l'impression que cette conversation allait être sacrément désagréable. Voilà un an que Lya et Owen étaient ensembles, ils s'étaient rencontrés au lycée et ne s'était pas lâchés depuis que le jeune homme lui avait renversé l'intégralité de son café sur son chemisier préféré. Ils avaient flirté, ils avaient joué puis ils s'étaient rapprochés, embrassés. Owen était le premier amour de Lya, elle avait appris à l'aimer et elle l'aimait réellement, malgré la présence de Tylian, son frère jumeau. Jamais la jeune femme ne pourrait admettre la moindre attirance, elle se l'interdisait et pourtant, il y avait une part de vérité dans ce que disait le jeune garçon. « Tu as bu pas mal de bières Owen et... » Mais Owen n'avait pas l'air de vouloir l'entendre. « Arrêtes, arrêtes de faire ça, de me prendre pour un con, je sais très bien que vous vous entendez trèès bien. » « C'est toi qui m'a dit que tu espérais que je m'entendrais avec ton jumeau parce que tu partages énormément avec lui, qu'il me déteste serait trop compliqué à gérer pour toi ! » S'emporta-t-elle à son tour, ce qui n'était pas la bonne technique, Owen, légèrement éméché, était au delà de l'emportement. « Et je fais une différence entre t'entendre avec lui et partager votre foutue complicité ! » Elle n'en croyait pas ses oreilles. Owen ne lui faisait donc aucunement confiance en ce qui concernait son frère, elle n'arrivait pas à croire qu'ils se disputent à propos de lui, même si les craintes du garçon étaient fondées, elle savait qu'elle ne pourrait jamais le trahir de cette manière. « Tu sais très bien que je t'aime et que je serais incapable de te tromper alors arrêtes de te faire des films et viens plutôt te coucher ! » Mais Owen bouillonnait visiblement depuis quelques temps déjà et tout explosait ce soir. Ils avaient passé la soirée avec Tylian autour d'un film, de bières et de pizza et ce dernier s'était éclipsé pour sortir boire un verre pendant que Owen et Lya profitaient d'avoir la maison pour eux tout seul. Pour se disputer apparemment. Le jeune homme porta la main à sa poitrine et frotta légèrement, un geste qui échappa à Lya qui s'énervait du manque de confiance de son petit-ami. « Tu ne nies même pas qu'il t'attire ! Tu détournes le sujet pour que je laisse tomber, avoues-le Lya et je laisse tomber, avoues simplement qu'il te plaît ! » La jeune femme soupira mais secoua la tête, lasse de cette conversation. « Non, il ne me plaît pas, on peut se coucher maintenant ? » Mais Owen n'avait pas l'intention de laisser tomber. « Non, on ne va pas se coucher ! Je ne le supporte plus Lya ! Vos regards, vos échanges, tu ne détruiras pas ma relation avec mon frère ! » Le jeune homme s'approcha d'elle mais elle préféra reculer, le cœur de son petit-ami se gonflait de colère et de frustration, il gardait apparemment pour lui des choses qu'il aurait dû lui dire avant. Et avec l'alcool qu'il avait bu, elle préférait garder ses distances. Quand tout à coup, il se stoppa net, la décharge d'adrénaline qui l'avait parcouru le figea dans son élan et il porta une nouvelle fois la main à son cœur. La jeune femme fronça les sourcils. « Owen ? » Mais il ne répondit pas et tomba à genoux, le souffle court, la respiration sifflante, il murmura vaguement. « J'ai oublié.... » Il tomba au sol, Lya l'accompagnant dans sa chute, inquiète, paniquée même. Elle l'appela plusieurs fois mais il ne réagissait plus. Se précipitant sur son portable, les mains tremblantes de la jeune femme composèrent le numéro des pompiers. Elle pleurait, implorait le jeune homme de rester avec elle, elle lui demandait ce qu'elle pouvait faire, ce qu'elle devait faire pour le sauver mais rien n'y fit. Il s'éteint dans ses bras avant l'arrivée des secours, terrassé par une crise cardiaque. En pleurs, inconsolable, totalement hors du temps, la jeune femme se rappelle aujourd'hui vaguement de l'arrivée des secours et des tentatives pour sauver Owen. Elle sent encore des mains l'attraper pour la faire reculer, pour qu'elle lâche la main de son petit-ami. Elle a une image floue du regard du pompier qui se pose sur elle, désolé tandis que ses pleurs redoublèrent en comprenant que tout était terminé. Elle ressent encore la panique, l'effroi dans certaines situations. Elle se souvient s'être effondrée dans les bras du secouriste. Elle arrive parfois à se remémorer la peine de ses parents, celle de son frère jumeau, le choc en apprenant que Owen était atteint d'une maladie dont il n'avait parlé à personne. Ce qu'il avait oublié, les derniers mots qu'il avait prononcé, étaient seulement ses médicaments pour le cœur qu'il devait prendre pour éviter ce genre d'incidents. Et si la jeune femme n'avait pas insisté pour qu'il reste pendant la durée du film qu'ils regardaient parce qu'elle avait peur, il se serait éclipsé pour les prendre. Rongée de culpabilité et de remords, Lya-Skye s'enferma dans une dépression qui durant quelques mois, une spirale de laquelle elle eut énormément de mal à sortir.

six ans auparavant,
« Tu ne veux toujours pas m'adresser la parole ? » « ... » « Tu fais ça pour que je parte, je le sais, je le sais et le pire, c'est que ça marche, tu veux que je te dise ? Tu n'es qu'un connard Tylian, tu ne penses qu'à toi, tu ne veux pas me parler ? Tu veux que je m'en aille pour pouvoir vivre ta vie tranquillement ? Et bien vas-y, j'en ai fini, tu as réussi, tu peux être fier de toi, je m'en vais et tu peux continuer de te morfondre dans ton coin, tu peux être le salop que tu voulais être, fais ce que tu veux de ta vie, bousilles-là si ça te fait plaisir. » Elle s'était levée, les larmes aux yeux, démentant tout ce qu'elle venait de dire sous le coup de la colère. Tylian était en centre de redressement depuis quelques mois et elle venait, chaque semaine pour être auprès de lui, parce qu'elle avait besoin de continuer à le voir, parce que même si elle culpabilisait, elle avait besoin de lui. Mais le jeune homme avait subitement, depuis quelques semaines, décidé de se montrer désagréable, imbuvable avant de s'enfermer dans un silence qui durait depuis quelques visites déjà. Et Lya était à bout, elle ne pouvait plus simplement venir le voir et le regarder détruire ce qu'ils avaient partagé. La goutte d'eau avait fait déborder le vase et elle se retrouvait à dire des choses qu'elle ne pensait pas. Son père avait réintégré le foyer familial depuis déjà quelques mois, peu de temps après l'arrestation de Tylian et elle était de nouveau presque heureuse, elle avait presque oublié l'année difficile qu'elle venait de passer et qui lui avait semblé insurmontable. Et voilà qu'elle se retrouvait à perdre la seconde personne qui lui importait vraiment dans ce monde. « Vous pouvez me répéter ça ? » « Monsieur Lawrens a demandé à ne plus vous voir, il a l'impression que vous pourriez nuire à ce qu'il accomplit pour revenir dans le droit chemin, je suis désolé Mademoiselle Blackwell, il refuse que vous lui rendiez visite à l'avenir. » Elle était revenue, pour le voir, pour lui demander pardon, pour revenir une dernière fois vers lui et lui accorder la chance de reprendre un semblant d'amitié avec elle mais il avait refusé, il avait anticipé qu'elle reviendrait et il l'avait chassé de sa vie. Le retour à la réalité et la blessure furent une épreuve qu'elle surmonta avec plus d’aplomb qu'elle ne s'en croyait capable. La tête haute, sans une larme pour inonder son visage, elle refusait de se laisser encore heurtée par l'un des jumeaux Lawrens. S'en était fini d'eux et de ses amours de jeunesse, elle devait aller de l'avant à présent. Et c'est exactement ce qu'elle fit, sauf que plus jamais elle ne prit le risque de s'engager.

il y a quelques mois,
« Il a fait quoi ? » Lya ne se rendit pas compte tout de suite qu'elle venait de hurler. Elle allait avoir vingt-cinq ans, sa vie était à peu près rangée, elle avait juste oublié de mettre de l'ordre dans sa vie sentimentale depuis qu'elle avait dix-huit ans mais elle n'arrivait pas à maintenir une relation stable plus de deux semaines et elle avait fini par se rendre compte qu'elle était bien mieux célibataire avec quelques libertés pour ses sorties en boîte ou autres. Elle avait réussi, professionnellement parlant tout du moins. L'affaire de son père qui était sorti après dix années de prison puis de Tylian, coincé en centre de redressement, lui avait permis d'approcher des métiers dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Et celui-ci en particulier : elle se mit très rapidement en contact avec une association qui aidait les détenus fraîchement sortis de prison à se réinsérer dans la vie active mais aussi sociale. Et elle brillait particulièrement dans ce métier qu'elle avait dans la peau. Elle avait accepté un travail à Chicago deux mois plus tôt, laissant sa mère et son père à New-York. « Il a recommencé Skye, il a replongé. » L'effroi lui glaça le dos, coulant dans une sueur froide le long de son échine. Son père avait recommencé ces histoires de drogue. Il était reparti en prison. La déception, le sentiment de trahison lui serrèrent la gorge, il lui avait juré. « Il dit que depuis que tu es partie... » « Non, je ne me sentirais pas responsable, c'est terminé ! Je ne serais pas la cause de ses problèmes. Dis-lui de se débrouiller sans moi, il n'a plus de fille. » Elle raccrocha, tremblante, éprouvée. Il avait failli à sa promesse et osait lui remettre la faute sur le dos ? Non, elle ne pouvait supporter davantage de culpabilité. Un coup frappé à la porte de la pièce où elle s'était isolée le temps de prendre le coup de téléphone la sortit de ses pensées. « Mademoiselle Blackwell, il est arrivé, il vous attend. » La jeune femme reprit contenance quelques instants avant de sortir de la pièce et retrouver son prisonnier dans le parloir. Ils avaient des choses à voir ensemble, il n'était pas question qu'elle se laisse distraire de quelque manière que ce soit. Avec les prisonniers, il fallait toujours être sur le qui-vive, elle ne pouvait pas se permettre de se laisser avoir. Il était étrange de la voir entrer dans la pièce avec autant de professionnalisme quand chacun savait que le soir venue, elle s'offrait en spectacle dans un bar, elle se lâchait complètement et qu'il n'était pas rare de la voir partir en compagnie d'un parfait inconnu. Pourtant, la nouvelle incarcération de son père allait avoir de quoi lui remettre les idées en place et lui rappelait tout ce qu'elle avait perdu ces dernières années. Elle attendrait d'être chez elle pour craquer, parce qu'elle n'arrivait plus à démontrer ce qu'elle ressentait réellement au fond d'elle. Un sourire de façade, une blague pour détendre l'atmosphère, elle jouait la comédie à la perfection.